DEUX DE CORDÉE
(Dédé et Roland)
Un été de la deuxième moitié des années 80. Le minuscule refuge en tôle [1] a vibré toute la nuit sous les assauts du vent. Nous sommes 6 à dormir sardinés dans cet espace de 9 m2 : « Ah ! qu’est-ce qu’on est serrés au fond de cette boîte ! », mais la chanson n’a pas encore été écrite. Au bord de ce minuscule lac de montagne vers 2000 m d’altitude dans le massif des Écrins, notre frêle abri défie sans prétention le Pic de Neige Cordier qui le toise depuis ses 3 613 mètres. Hier soir, au coucher, l’imposant sommet nous a peu à peu recouverts de son ombre au fur et à mesure qu’il gagnait la partie sur le soleil déclinant. Puis ce fut la nuit, gardienne de la monarchie de la montagne, étoilée puis assombrie par les nuages s’amoncelant. Nous ne nous sommes pas laissés impressionner par la puissance des ténèbres, comme souvent avant une course : « On verra bien demain matin ». Nous avons fait bouillir l’eau du lac dans notre popote en alu bien évidemment cabossée ; de petits vermicelles, ces minuscules vers qui s’y tortillaient à la cuisson ; impossible de faire le tri entre l’eau et ses habitants, ça fera de la viande en plus de notre jambon-purée !
6 h du matin. Dédé dort encore. Il est toujours le dernier à se lever : Dédé, le seul d’entre nous qui puisse jouer les guides (et dieu sait s’il l’a souvent fait !) n’est jamais pressé. « On a le temps ! ». Mais Clara, Marie-Pierre, Henri, Roland et moi-même aimerions bien partir au plus vite. Le temps a changé depuis la veille, le vent a tourné au sud, il fait doux ce matin et ce n’est jamais bon signe en montagne.
Nous contemplons le couloir de neige qui doit nous conduire jusqu’à la Plate des Agneaux d’où nous pourrons rejoindre plus facilement le névé terminal qui semble présenter moins de difficultés. Le hic, c’est ce couloir : une pente de neige à 75% qui fond à grande vitesse sous les rayons du soleil qui la percutent de plein fouet. Le vent a forci : entre 80 et 120 Km/h sur la crête.
Vers 7 h 30, après un déjeuner aux « vers-missels » dur à avaler car l’angoisse monte chez chacun même si personne n’ose l’avouer -il suffit de croiser les regards- nous nous mettons en route en deux cordées : Henri-Dédé-Clara et Marie-Pierre-Roland et moi. Nous sommes rapidement cueillis par les gifles du vent qui nous déséquilibrent à chaque pas, nous dévissons systématiquement sur cette neige aqueuse qui rend impossible la station debout. À chaque rafale, imprévisible, nous nous couchons à plat ventre pour ne pas trouver désarçonnés. Nous enfonçons nos piolets au plus profond pour nous accrocher à la montagne qui ne souhaite qu’une chose : nous vomir de ses pentes. Pour couronner le tout, des blocs de roche se décrochent de « là-haut » et dévalent sur nous à grande vitesse : il nous faut slalomer entre les pierres pour éviter leur avalanche. Pas facile de prendre d’assaut la forteresse Cordier !
Je cherche du regard Dédé dans la cordée supérieure, lui seul peut me rassurer. Il ne le fait pas : « On n’est pas bien ! » s’écrit-il. P... ! Dédé, tu aurais pu trouver autre chose. En-dessous de moi, un cri : Roland n’a pu éviter le dernier rocher qui s’est écrasé sur sa main : il est en sang. « Ça va ! » nous crie-t-il. Tu parles ! Avec Roland, rien n’est grave ! Mais on voit qu’il souffre. Au lieu de lui porter secours, je prends Marie-Pierre dans mes bras, plus pour me rassurer que pour la rassurer... Elle fond en larmes ! J’ai toujours fait un effet terrible aux femmes (n’oubliez pas que j’ai 30 ans à l’époque et un corps de dieu grec !). Ah mince ! ce n’est pas moi qui lui fais cet effet, c’est la panique, d’ailleurs je n’en mène pas large. Il ne reste plus que Clara qui est normale et Henri toujours aussi anormal qui se détache de sa cordée pour foncer vers le sommet.
Nous avons résisté au pire coup de vent que nous ayons connu en montagne. Nous avons toutes et tous vaincu le Cordier vers midi puis gagné tranquillement le refuge du Glacier Blanc où nous avons moqué nos peurs.
Ami(es) d’aujourd’hui, vous qui n’avez pas toutes ou tous connu Dédé ou Roland, j’ai préféré vous les présenter en action avec celles et celui qui vous accompagnent encore sur les sentiers d’aujourd’hui. À partir de cet épisode, haut en frayeur, lors d’une de nos courses en haute montagne dans les années 80, j’espère que vous parviendrez à vous imaginer une image, même furtive, de Dédé et Roland. Qu’elle diverge de la réalité importe peu, elle sera la vôtre désormais et gageons qu’elle persiste. Comme le souvenir que nous voulons garder de ces deux amis qui viennent d’atteindre l’ultime sommet de leurs vies.
Dédé,
C’était le doyen de notre club, qui nous a gratifiés d’un discours émouvant lors du 70 ° anniversaire. Adhérent aux A.N. depuis les débuts, en 1954, il a toujours refusé d’en prendre la présidence, se trouvant plus utile comme « conseiller technique ». « Conseiller technique », ça voulait dire pour lui « guide » pour nous emmener toutes et tous toujours plus haut. Au mépris du danger et parfois avec un peu beaucoup d’inconscience, il a initié au club la haute montagne dans les années 70 et 80. Il nous en a fait vivre des galères ! Mais c’était pour nous pousser à nous dépasser ; on s’en est toujours sortis, son sens inné de la survie et de l’amitié nous ayant préservés. Dédé nous a montré la voie de l’aventure, de l’imprévu, de l’improvisation : fondateur des « variantes Dédé », on les refusait d’abord, on le suivait toujours. Chacun se découvrait, grâce à lui. Il n’en tirait aucune gloire, mais ne se laissait pas pour autant marcher sur les pieds, comme lors de cette célèbre altercation à la gourde dans les Dolomites [2], où il a failli fracasser le crâne d’un berger qui ne voulait pas nous laisser dormir dans son champ. Dédé était un bouillant, un passionné, un vrai, un franc, un sans filtre. Il défendait ses idées (comme dans sa vie professionnelle avec un syndicat que je partage avec lui) mais cela l’amenait au-delà. Dans des contrées où l’homme, volontaire, pourrait devenir exceptionnel. Je ne sais pas s’il l’est devenu, ou s’il l’était, je n’ai pas la prétention de décider pour lui.
Un jour, lors d’une randonnée en haute montagne, dans le Mont Rose en Italie, il nous avait hissés à 4 559 mètres à la Pointe Gniffetti où trône le refuge Margherita, incomparable... dominant même le Cervin... Là, lors d’une nuit sans sommeil avec un cœur battant continuellement à 120 pour cause de manque d’oxygène, je remerciais intérieurement Dédé. Je l’appelais « l’Indien ». Je pensais aux grands chefs indiens d’Amérique bien sûr. Ceux dont l’âme s’élève un jour au-dessus du Monde, au pays de Wakan-Tanka, le Grand Esprit. Dédé doit y randonner aujourd’hui.
Roland,
As-tu pris tes chaussettes de laine dont tu ne séparais jamais pendant nos escapades en montagne dans les années 80. Combien de paires ? Parce que comme on ne sait pas quand on te reverra, ça risque de cocotter ! Enfin, dans tes paysages éternels, je pense que tu trouveras bien quelque torrent aux eaux cristallines pour faire ta lessive ; tu n’as jamais eu froid aux mains.
Et la purée, combien de sachets ? N’oublie pas que c’était la base de notre « colo » dont tu veillais toujours à ce que les rations soient équitables ! Partager, tu savais le faire (et encore aujourd’hui avec le Secours Populaire), avec le quatre-quarts Brossard que tu portais toujours dans ton sac à dos lors de nos randonnées dominicales. Quelle que soit la taille du gâteau, il y en avait pour tous (comme les chocolats de Christiane ou les navettes de Bernard). Tu le divisais en 10 si on était 10, en 15 si on était 15, en 25 ou plus si on était 25 ou plus.
Dis, tu te rappelles le glacier du Grand Paradis ? Tu m’as dit que je t’y avais sauvé la vie en arrêtant ta chute lors d’une glissade, avec la corde... Je pense que tu as un peu exagéré, mais on s’est pris pour des héros tous les deux et c’était bon.
C’est ça, Roland, un deuxième de cordée plein de discrétion, de gentillesse, de modestie et de générosité. Il est de ceux qui ne se montrent pas mais qui sont plus importants que les grands. Roland représente l’humanité dans ce qu’elle a de plus précieux, dans ce qu’elle devrait être.
Il a fait un passage d’une dizaine d’années au Club et il nous a tous marqués, comme Dédé.
Aujourd’hui,tous les deux ont reformé la cordée. Deux de cordée. Devinez qui est devant ?... Peu importe.
Ils marchent ensemble. Vers les sommets.
Leur Trace s’écrit, bien visible, dans la neige.
Amis de la Nature, n’oublions jamais cette Trace.
Jacques, pour Amitié & Nature
[1] Avec le temps qui a passé, mes descriptions ne tolèrent plus que le souvenir ou l’imagination. Le lecteur m’accordera cette licence de l’à-peu-près qui peut s’apparenter à la licence poétique en écriture. Toute dissemblance avec des personnages ou des faits ayant ou pas existé ne serait donc que fortuite.
[2] Idem